L’Île Perdue

1139, Troisième Ère

 

 

La douleur disparut aussi subitement qu’elle avait surgi. Gwydion cracha la poussière du chemin qui lui emplissait la bouche et roula sur le dos, se laissant aller à pousser un long grognement sourd. Il jeta un regard vers le ciel qui s’étendait au-dessus de lui et prit instantanément conscience du glissement, non seulement géographique, mais aussi temporel. Une seconde plus tôt c’était le début de matinée ; là il se retrouvait de toute évidence en fin d’après-midi ; la nuit ne tarderait pas à tomber. Il ne faisait aucun doute qu’on l’avait extirpé de l’endroit où il se tenait auparavant. Quant à savoir où il avait atterri, il n’en avait pas la moindre idée.

Par chance, Gwydion était doté d’une nature pragmatique. Après l’adaptation nécessaire à son nouvel environnement, il se releva et se mit à réfléchir à ce qu’il allait faire ensuite. Connaître le pourquoi et le comment de son arrivée ici n’était pas son souci majeur pour le moment.

Gwydion remarqua l’air plus vif que celui de sa terre natale et se fit la réflexion qu’il lui faudrait un peu de temps pour s’y acclimater. Il jeta un œil autour de lui et aperçut un petit bosquet à quelques foulées à peine, vers lequel il se dirigea d’un pas énergique.

En atteignant le couvert des arbres, il s’aplatit au sol et s’autorisa une série de courtes inspirations saccadées, qui allèrent peu à peu en s’allongeant, jusqu’à ce que ses poumons en viennent à assimiler le changement d’air ; de la main il protégea ses yeux emplis de larmes pour leur donner une chance de s’adapter. Puis il chercha à tâtons les objets qu’il avait emportés avec lui pour aller en ville ; sa dague et sa bourse étaient toujours là, de même que son outre et sa pomme. Il s’offrit une petite gorgée d’eau. Alors qu’il refermait l’outre, il ressentit de faibles vibrations dans la terre sous lui. Un chariot, ou un véhicule de ce genre, semblait approcher.

Gwydion s’aplatit plus encore au sol, tandis qu’un nuage de poussière de plus en plus épais devançait l’arrivée d’un groupe. Trois hommes marchaient à côté d’un chariot tiré par deux bœufs. Un veau suivait, un peu en arrière, tandis qu’un quatrième homme conduisait l’engin chargé de barils de grain et d’un tas de foin. Les tenues de ces hommes ne lui étaient pas familières, mais il lui parut évident qu’il s’agissait de paysans, sans doute de fermiers.

Gwydion écouta aussi attentivement que possible, en dépit du brouhaha des roues. Il sentait comme une pulsation tambourinant dans ses orbites. Son regard se porta sur les lèvres des fermiers, qu’il distinguait avec une étrange précision au milieu du voile brumeux qui lui obstruait la vue. Sa vision devint soudain d’une incroyable netteté, comme s’il pouvait voir les mots se former sur leurs bouches, et il les entendait comme si on les lui murmurait à l’oreille. Lorsqu’il identifia la langue en question, il sentit la tête lui tourner.

Ils parlaient le cymrien ancien. C’est impossible, se dit le jeune homme. Le cymrien ancien était une langue presque éteinte, utilisée seulement en de rares occasions, essentiellement pour les cérémonies sacrées d’autres religions que la sienne, ou bien comme langue précieuse et quelque peu affectée parmi les descendants des Cymriens. Mais ici on la parlait bel et bien, et entre paysans encore. C’était la langue vernaculaire, celle d’une journée comme une autre à la ferme. Ce qui était impossible, à moins que...

Gwydion frissonna. Serendair, patrie des Cymriens, avait disparu depuis plus de mille ans maintenant, engloutie par la mer dans le cataclysme qui avait rayé de la carte cette île et certains de ses voisins dans un incendie volcanique sans précédent.

Ses propres ancêtres étaient originaires de l’Île, comme ceux de quelques-uns de ses amis, mais dans l’ensemble les réfugiés de cette contrée se réduisaient à un peuple dispersé, décimé par les pertes nécessaires des guerres livrées sur leurs terres d’accueil. Se pouvait-il qu’une enclave intacte existe encore, un endroit où les Cymriens vivaient comme plus de treize siècles auparavant ?

Alors que le chariot et son nuage de poussière disparaissaient en grondant au bout du chemin, la tête de Gwydion émergea du bouquet d’arbres et de taillis pour observer le groupe s’éloigner. Il vit la charrette escalader avec peine une colline abrupte à l’ouest, puis s’évanouir de l’autre côté. Il attendit d’être certain de pouvoir atteindre la crête en les gardant en vue sans se faire voir lui-même, vérifia qu’il n’y avait personne d’autre sur la route, puis se dirigea à son tour vers la colline.

Arrivé en haut, il marqua un temps d’arrêt pour contempler la campagne vallonnée sous le soleil déclinant de cette fin d’après-midi, qui faisait glisser sur certains prés comme un voile d’or. Le pays qui se déroulait sous ses yeux était splendide, et il sut qu’il n’était jamais venu dans ces parages, car il s’en serait souvenu. Dans la chaleur estivale, la terre riche et verdoyante emplissait l’air de ses odeurs fortes et vivifiantes.

Le regard embrassait des terres cultivées à perte de vue dans une surenchère de champs et de prairies parsemés d’arbres, qu’aucune véritable forêt ne venait interrompre. Nulle trace de cours d’eau important non plus, rien que de maigres ruisseaux s’entrecroisant dans les champs, et le vent n’apportait pas le parfum de la mer.

Gwydion n’avait guère le temps de se demander où il était. La lumière désertait peu à peu le ciel, et le chariot avait presque disparu. Il se dirigeait sans doute vers le village que le garçon apercevait au-delà de la vallée suivante. En chemin s’égrenaient quelques fermes, toutes de dimensions modestes sauf une, plus opulente. Il décida de s’arrêter à la première petite qu’il croiserait, afin d’y quémander le gîte et, avec un peu de chance, des réponses.

Gwydion retira de sa main l’anneau d’or armorié qu’il portait et le fourra vivement dans sa besace. Il embrassa une dernière fois du regard la vue ondulante et prit une profonde inspiration. Ses poumons s’étaient habitués à l’air du cru. Il possédait une douceur particulière, celle des parfums mêlés des prés et des granges, une richesse qui évoquait un bonheur comme il n’en avait jamais connu de toute sa courte vie.

Une sensation de calme l’envahit. Pas le temps de se demander comment il avait atterri ici, c’était bien inutile. Quelle qu’en soit la raison, il se trouvait là, et il avait bien l’intention de profiter de l’aventure à fond. Il détala ventre à terre en direction de la ferme en contrebas, où les bougies commençaient tout juste à scintiller derrière les fenêtres.

 

Lorsqu’il atteignit la première petite ferme, un groupe d’hommes achevait les corvées du jour, ramenant les socs et le bétail à l’étable et se préparant pour la nuit. Le coucher de soleil éclatant éclaboussait le corps de ferme et les enclos environnants de douces zébrures roses et écarlates.

Les journaliers échangeaient des plaisanteries ; la fin de cette longue journée les mettait d’humeur joyeuse. Gwydion identifia l’homme qu’il pensait être le fermier. Il était nettement plus vieux que les autres, avec une touffe de cheveux argentés et un corps encore fort et musclé. Il dirigeait le reste du groupe d’une voix douce qui contrastait avec sa stature.

Gwydion s’avança jusqu’au bout du chemin qui menait à la maison, dans l’espoir d’attirer l’attention du fermier sans lui paraître menaçant. Il resta debout là un moment, mais les hommes se dépêchaient de finir et ne le remarquèrent pas.

« Partch ! » cria une voix aiguë au-dessus de lui. Il se retourna.

Une femme plus âgée, sans doute l’épouse du fermier, se tenait sous l’avant-toit de la maison et interpellait l’homme en désignant Gwydion du doigt.

« On dirait que t’as une nouvelle recrue. »

Elle sourit à Gwydion, qui lui retourna la politesse. C’était plus facile qu’il l’avait imaginé.

Le fermier passa les rênes des derniers chevaux à l’un des hommes et se dirigea vers le garçon en s’essuyant les mains sur sa chemise.

« Salut, Sam, dit-il en tendant la main à Gwydion. Tu cherches du travail ?

— Oui, monsieur », répondit Gwydion en lui serrant la main.

Il espéra sa prononciation correcte. Le fermier comprit tout de suite que le garçon n’utilisait pas sa langue maternelle, et il ralentit sa diction pour bien se faire comprendre. De la main, il appela un de ses hommes, qui s’approcha en se frottant les mains sur un chiffon.

« Asa, montre au jeune Sam la resserre. Tu pourras t’y installer. J’ai bien peur que tu aies raté le souper, mon garçon. Mais le Bal de la prémoisson a lieu ce soir en ville, et ces jeunes gars y vont. Pourquoi tu ne les accompagnerais pas ? Il y aura de quoi manger, là-bas, si tu as faim. »

La femme gloussa en entendant son mari. « On a quelques petits restes, s’il a faim maintenant, Partch. Allez, jeune homme, suis-moi donc. » Et elle se dirigea vers la maison.

Gwydion lui obéit, ses yeux s’arrondissant de surprise au spectacle qui l’entourait. Les murs de pierre étaient doublés de bois à l’intérieur, et les meubles de facture simple mais habile ; ils portaient la marque de fabrique de l’art cymrien. Les pieds de chaises et les escaliers étaient sculptés comme les piliers de l’autel de la basilique de Sepulvarta, la ville sainte de cette terre, et les tables ressemblaient à celles qu’il avait vues dans la Grand-Salle de Tyrian.

« Tiens, jeune homme, dit-elle en lui tendant une assiette pleine. Pourquoi tu ne l’emporterais pas avec toi jusqu’à la remise, histoire de faire un brin de toilette ? Le Bal de la prémoisson, c’est pas une mince affaire, dans le coin – il y en a un, là d’où tu viens ? »

Gwydion prit l’assiette en remerciant la femme d’un sourire. « Non, m’dame, répondit-il d’un ton respectueux.

— Eh bien, je suis sûre que ça te plaira. C’est le dernier bal avant la tombola nuptiale, alors autant t’amuser tant que tu le peux encore. » Elle lui adressa un clin d’œil, puis retourna terminer son travail.

« La tombola nuptiale ?

— Oui. Ça non plus, tu n’en as pas, chez toi ?

— Non », confessa Gwydion en la suivant vers la porte.

Elle l’ouvrit à la volée et la maintint pour qu’il passe, puis se dirigea vers les deux hommes, qui se lavaient avec les autres.

« Alors tu ne dois pas venir d’une communauté de fermiers.

— Non, m’dame », acquiesça Gwydion. Il pensa à l’endroit d’où il venait et dissimula un sourire.

« Ma foi, tu ferais bien de te préparer. On dirait que les autres sont presque prêts à partir.

— Merci », lui dit Gwydion avec reconnaissance. Il rompit un morceau de pain et l’engloutit avec un appétit vorace, puis suivit Asa jusqu’à la remise où dormaient les ouvriers.

 

Gwydion sauta du chariot dès qu’il s’arrêta. La route avait été rocailleuse, mais le trajet agréable, et les ouvriers s’étaient montrés aimables, sinon bavards. Dès le début il avait senti de leur part une certaine réserve, et il n’aurait su dire s’il devait cette distance à son statut d’étranger ou bien à sa nature de sang-mêlé. Tous ces hommes sans exception étaient humains, de même que le fermier et sa femme, et tous ceux qu’il avait croisés jusqu’ici. Par leur configuration, pure et homogène, ces lieux différaient tout à fait du reste du monde où dominaient les sang-mêlé.

Le village resplendissait de mille feux, de lanternes fixées sur des tonneaux et de lampions accrochés dans les arbres qui donnaient au décor un air de fête. Cette communauté ne paraissait pas très riche, mais les fermes semblaient prospères et les gens bien nourris et bien habillés, pour la plupart.

L’absence totale de luxe frappait. Le regard de Gwydion enregistra les détails de la décoration, agencés avec simplicité – des rameaux fraîchement coupés et des fleurs odorantes ornaient en guirlandes la grande salle du village, qui faisait de toute évidence office de lieu de culte, de salle du conseil, de grange et d’école. On avait disposé de longues tables recouvertes de plats bien garnis et des fruits de la moisson de part et d’autre de cette vaste pièce ouverte à sol de terre battue, et des lacs d’amour en mousseline avaient été accrochés un peu partout.

Bien qu’accoutumé à bien plus de faste et de raffinement, Gwydion se retrouva avec plaisir entraîné dans cette fête rudimentaire et bon enfant. La simplicité des lieux et des coutumes lui donnait un sentiment de légèreté ; elle opposait un contraste saisissant avec les cérémonies lugubres et pompeuses auxquelles il était habitué.

L’excitation était presque tangible dans l’air à mesure qu’arrivaient les villageois, les jeunes femmes en robes de drap fin aux couleurs pâles, et les hommes en chemises de mousseline immaculées. Un musicien muni d’un instrument à cordes que Gwydion échoua à identifier arriva, accompagné de deux joueurs de minarellos, qu’on appelait parfois chez lui boîtes-à-cris. Ils étaient en train de traîner des tonneaux vers un recoin, derrière la table à victuailles. Tout le village s’apprêtait à fêter la récolte à venir, autant celle des fruits de la terre que celle des jeunes gens à marier.

Tandis que la pièce commençait à se remplir, Gwydion se rendit compte qu’il ne passait pas inaperçu. Plus d’une fois, un groupe de jeunes femmes passa devant lui, le dévisagea des pieds à la tête, puis se chuchota des secrets à l’oreille en gloussant d’excitation. Il se sentit un peu mal à l’aise, mais cette impression ne dura qu’un temps. Les demoiselles se dispersaient rapidement ou se déplaçaient, pour être rejointes par leurs amies ou par quelques garçons un peu plus âgés. Il estima que ces jeunes filles devaient avoir à peu près quatorze ans, comme lui, alors que les garçons paraissaient quatre à cinq ans de plus, bien qu’il en aperçût aussi quelques-uns plus jeunes.

Gwydion s’approcha de la table des rafraîchissements, où une femme l’encouragea à se servir, ce qu’il fit bien volontiers. Personne ne lui demanda qui il était, bien qu’il parût évident qu’il n’était pas du coin. Mais certains semblaient ne pas venir du village même. Lorsque les villageois s’adressaient à un homme qu’ils ne connaissaient pas, ils l’appelaient Sam en général, ou Jack. Ce qui expliquait l’apostrophe du fermier, à l’arrivée de Gwydion.

Un homme plus âgé pénétra dans la pièce, les bras chargés d’une grosse boîte en bois, et une onde d’excitation parcourut la foule. Il se dirigea vers la table, et la femme qui se trouvait derrière débarrassa un coin afin qu’on puisse y déposer le contenu de la boîte – laquelle recelait un grand nombre de petits parchemins, ainsi que plusieurs encriers accompagnés de plumes et de roseaux pour écrire.

Alors la foule se sépara en deux groupes, hommes d’un côté et femmes de l’autre, et les demoiselles continuèrent à fourmiller dans la pièce, tandis que les damoiseaux se précipitaient vers la table. Ils se mirent à fouiller parmi les parchemins, à la recherche de certains en particulier et, lorsqu’ils avaient la main heureuse, se mettaient à écrire à la plume d’une main frénétique. Gwydion connaissait le principe des carnets de bal, et il lui semblait que c’était peut-être ce dont il s’agissait ici. Il décida que c’était le moment rêvé pour aller prendre l’air.

La nuit était tombée pendant qu’il se trouvait à l’intérieur, et à présent le ciel était complètement noir. Les lanternes et les bougies illuminaient les alentours et il arrivait encore du monde, au milieu des rires et des discussions, dans l’excitation générale. Tous se bousculaient autour de Gwydion comme s’il n’était pas là.

En les observant il prit conscience de l’importance que revêtait ce rituel social. En dépit de l’humeur légère, il sentait la solennité sous-jacente, le sérieux presque palpable de la situation. Dans une communauté telle que celle-là, se marier et étendre sa famille était primordial, essentiel à la survie.

Gwydion quitta les environs de la salle de bal, à la recherche d’un endroit sombre d’où il pourrait apercevoir les étoiles. Il pensait pouvoir mettre à profit ses connaissances en astronomie pour déterminer sa position en scrutant le ciel nocturne.

La lueur des lanternes nuisait beaucoup à la visibilité, aussi lui fallut-il s’éloigner avant de pouvoir distinguer quoi que ce soit. Lorsqu’il y parvint enfin, cela ne lui fut pas d’une grande utilité. Il ne reconnut aucune des constellations, ni même une seule étoile isolée. L’une d’elles, très vive, scintillait à l’horizon, mais même celle-ci ne lui disait rien.

Il se sentit submergé par une vague de peur glacée. Jusqu’ici il avait cru qu’il pourrait rentrer chez lui sans trop de problème, une fois qu’il aurait défini où il se trouvait. Mais si même les étoiles lui paraissaient étrangères, c’est qu’il avait atterri bien plus loin qu’il ne l’avait d’abord estimé. Pourtant la saison était sans doute la même que lorsqu’il était parti... Plus rien n’avait de sens. Gwydion s’assit sur un banc fait de tonneaux et lutta contre la boule de panique qu’il sentait monter dans sa gorge.

De l’autre côté de la route, un léger mouvement attira son attention ; il se retourna pour mieux voir. Derrière un banc identique au sien, au bord de la route, quelqu’un se tenait accroupi et observait la grande salle par-dessus la rangée de barils. Gwydion décida d’en avoir le cœur net. Il avait laissé la plupart de son équipement à la ferme, mais il avait gardé sa dague. Il s’en saisit et traversa la route en courant, contournant la rangée de futs par-derrière.

Une fois en position favorable, il se releva avec précaution et appuya une main sur un des barils pour essayer de discerner l’intrus à proximité. À son immense surprise, il constata qu’il s’agissait d’une jeune femme, cachée là à observer les allées et venues dans la grande salle.

Il ne distinguait pas son visage. Elle avait de longs cheveux lisses parcourus d’une très légère ondulation, qui recouvraient son dos comme un drap de soie jeté sur ses épaules. Dans l’obscurité, ils paraissaient de la couleur du lin clair, et Gwydion fut surpris par un désir ardent de passer la main dans cette chevelure.

Il tendit le bras, mais choisit de lui tapoter l’épaule. Elle sursauta, le souffle coupé, et fit volte-face vers lui en renversant presque les tonneaux sur la route.

L’air choqué qu’elle arborait ne gâcha en rien l’impression que son visage produisit sur Gwydion : l’impression de n’avoir jamais vu spectacle plus ravissant de toute sa vie. Elle avait des traits délicats, avec de grands yeux ourlés de longs cils noirs, et la lèvre supérieure en forme d’arc. Contrairement aux autres jeunes filles présentes à la fête, celle-ci était visiblement de sang-mêlé, tout comme lui, et élancée. Tandis qu’elle reculait contre les tonneaux, ses cheveux lui glissèrent sur les épaules, dissimulant sous leur flot le haut de son corps et le petit bouquet de fleurs qui ornait sa poitrine.

« N’aie pas peur, dit Gwydion avec toute la douceur dont il était capable. Pardon de t’avoir effrayée. »

La jeune femme prit une profonde inspiration et dévisagea Gwydion de ses yeux immenses. Elle cligna les paupières, comme pour chasser des larmes qui lui auraient subitement piqué les yeux. Il lui fallut un certain temps pour répondre et, lorsqu’elle y parvint, la surprise qui perça dans sa voix fit faire un bond à l’estomac de Gwydion.

« Tu es Lirin », lâcha-elle.

Jamais il n’avait entendu une telle fascination dans la voix de quiconque. « Oui, en partie. Toi aussi ? »

Elle hocha lentement la tête.

Gwydion toussa pour faire diversion et dissimuler la rougeur qui gagnait soudain son visage.

« Hum, et vous êtes nombreux, des Lirins, je veux dire, dans le coin ?

— Non, répondit-elle, toujours stupéfaite. Hormis ma mère et mes frères, tu es le premier Lirin que je voie de ma vie. Qui es-tu ? »

Gwydion réfléchit à la réponse qu’il pourrait lui donner. Plus que tout, il souhaitait lui dire la vérité, mais il n’était pas certain lui-même de la connaître. « On m’appelle Sam, répliqua-t-il simplement. Et toi ? »

Pour la première fois, la jeune femme sourit, et Gwydion ressentit un frisson étrange, qu’il n’avait jamais connu auparavant. Une sensation grisante, effrayante et vertigineuse à la fois, et il n’était pas certain de posséder encore toute la maîtrise de ses expressions et de sa voix.

« Emily », dit-elle, en jetant un coup d’œil derrière elle.

Deux jeunes hommes approchaient. Ils inspectaient les alentours tout en plaisantant entre eux. La jeune femme recula, lui rentra presque dedans, puis se réfugia de nouveau derrière les barils. Gwydion s’assit à ses côtés, se dérobant lui aussi à leur vue.

Ils observèrent tous deux les hommes parcourir la route de terre et les champs environnants. C’est alors que la musique démarra, au milieu d’une vague de rires et d’applaudissements, et les hommes se retournèrent vers la grande salle. Emily attendit qu’ils soient hors de vue avant de laisser échapper un long soupir.

« Tu les connais ? l’interrogea Gwydion, qui se demandait ce qu’il avait manqué.

— Oui », répondit-elle d’un ton sec.

Elle se redressa sur les genoux pour mieux voir. N’apercevant personne d’autre, elle se détendit. Puis elle se redressa et épousseta sa jupe.

Gwydion se releva lui aussi. En règle générale, il n’avait que faire des femmes, jeunes ou vieilles. Étant orphelin, il avait peu d’expérience en la matière. Mais cette fille dégageait quelque chose de différent. Il y avait dans ses yeux une intelligence innée, ainsi que d’autres choses impossibles à décrire. Elle le fascinait. Peut-être était-ce parce qu’elle était le seul représentant de sa race qu’il ait jamais rencontré. Ou peut-être fallait-il incriminer ce léger bourdonnement dans ses yeux, et l’incapacité dans laquelle il se trouvait de détourner le regard d’elle. Quelle que soit l’explication, il voulait s’assurer qu’elle ne disparaîtrait pas.

« Pourquoi te caches-tu ? Tu n’aimes pas danser ? »

Elle se tourna de nouveau vers lui, et Gwydion fut une fois de plus envahi par cette sensation étrange. Elle démarra dans l’aine, mais remonta très rapidement jusqu’à sa tête et ses mains, les laissant un peu tremblantes et moites.

« J’adore danser, répliqua-t-elle d’un ton mélancolique.

— Eh bien, alors... Si on dansait ? Je veux dire, ça te ferait plaisir ? » Sa propre voix lui parut totalement ridicule.

Les yeux d’Emily se remplirent de regret, et elle secoua la tête.

« Je ne peux pas, dit-elle avec tristesse. Pas encore. Je suis désolée.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? »

Elle regarda de nouveau derrière elle. Constatant que la voie était libre, elle se retourna vers lui et lui adressa un regard direct. « Est-ce que tout ça ne te paraît pas... un peu barbare ? »

Gwydion la considéra avec étonnement, puis lâcha un petit rire. « En fait, si, dit-il en essayant de ne pas se montrer grossier alors qu’il souhaitait seulement être franc. Si.

— Alors, imagine un peu ce que moi je ressens. »

Gwydion sentit son affection pour elle se décupler en un instant. Il lui tendit la main. « Viens, sors de là. »

Emily regarda de nouveau en arrière, puis elle prit sa main et le laissa l’aider à enjamber les débris qui entouraient les tonneaux. Ils s’éloignèrent un peu sur la route, puis jetèrent de nouveau un regard en direction de la grande salle. Le bal battait son plein, la musique entraînante ponctuée d’éclats de voix excitées emplissait l’air nocturne. Une brise légère adoucissait l’air. Une nuit parfaite.

Gwydion avait tant de questions à poser qu’il ne savait par où commencer, mais ce qu’il savait, c’est qu’il ne voulait pas l’effrayer avec son besoin d’informations. Du doigt, il désigna son bouquet. « Tu es venue accompagnée ? »

Emily fronça les sourcils. Puis elle suivit son doigt du regard, et il lui sur son visage qu’elle avait compris. « Non, dit-elle, un léger sourire aux lèvres. C’est un cadeau de mon père. On ne vient pas accompagné, au Bal de la prémoisson. Ça nuirait à la productivité.

— Je vois. »

A présent qu’elle se trouvait à découvert, à la lueur des lanternes, il saisit l’occasion de mieux l’observer. Elle portait une robe de velours, sans doute bleu nuit, au décolleté profond et arrondi. En dessous, sur la gorge, apparaissait une modestie assortie à la dentelle qui gansait la robe, et jalonnée de minuscules boutons argentés, de facture simple. Un étroit ruban empêchait deux fines mèches de cheveux pâles de lui tomber dans les yeux en les réunissant derrière sa tête.

Son sang lirin se trahissait par la finesse de sa silhouette et la délicatesse de ses traits, mais elle était à peine plus petite que lui, d’une dizaine de centimètres environ, et mesurait donc un peu plus d’un mètre cinquante. En dépit des cals qu’elle avait aux mains, ainsi qu’une légère cicatrice au poignet, elle était dépourvue de cette épaisseur qu’il avait remarquée chez certaines filles de ferme, et sa dignité naturelle la faisait paraître plus mûre. Il regrettait de ne pas profiter plus de la couleur de sa peau ou de l’éclat de ses beaux yeux sombres, mais la lumière trop faible l’en empêchait.

Soudain, pour la première fois, il se sentit un élan de reconnaissance envers son propre père, pour l’avoir poussé toutes ces années à étudier la langue cymrienne avec assiduité. « Et maintenant, que vas tu faire ? Puisque à l’évidence tu ne veux pas entrer. »

Emily jeta de nouveau un regard en direction de la salle. « Je crois que je vais rester là jusqu’à ce que mon frère vienne me chercher, à minuit, répondit-elle, quelque peu abattue.

— Voilà une façon bien triste de passer une soirée d’été.

— Eh bien, disons qu’il y a divers degrés de malheur. Ça pourrait être pire. »

Gwydion hocha la tête avec compassion. Il pouvait juger que la famille de la jeune femme devait être plus aisée que la moyenne, pour pouvoir lui offrir la dentelle qui bordait sa robe, même si dans son milieu à lui on la considérerait néanmoins comme une paysanne très pauvre, ou bien comme la fille d’un petit propriétaire terrien sans envergure. La richesse relative de la famille d’Emily, ajoutée à sa beauté, faisait sans doute d’elle une proie de choix pour tous les jeunes chasseurs lâchés ici. Mais contrairement aux autres jeunes filles, elle était une proie involontaire, et il éprouvait de ce fait un grand respect pour elle.

« J’ai une idée, dit-il en balayant les alentours du regard. Il y a un endroit plat et dégagé, là, près de la salle, mais pas trop près quand même. Je suis sûr qu’on entend la musique, de là-bas. Pourquoi ne pas partager une danse ou deux ? Si tu le désires, bien sûr. »

Toutes ses années d’apprentissage de l’étiquette se bousculèrent dans sa tête et il resta sans voix, empêtré dans sa maladresse.

Le visage d’Emily s’illumina, et le cœur de Gwydion bondit de joie. « Quelle merveilleuse idée, dit-elle d’un ton enjoué. J’adorerais ça. Merci. »

Il lui offrit sa main une fois encore et la mena à travers champs jusqu’à la petite clairière qu’il avait aperçue. Ils se tapirent vivement sur le côté du bâtiment en entendant arriver du monde, et réussirent à ne pas se faire voir.

Quand ils atteignirent le champ, une mazurka se terminait tout juste. Ils restèrent debout face à face, dans un silence maladroit, jusqu’au début de la danse suivante. Gwydion lui passa la main autour de la taille, et se trouva presque déséquilibré par le violent frisson qui jaillit de ses doigts et lui remonta tout le bras, pour ensuite gagner la tête. Il prit la main d’Emily dans la sienne tandis qu’elle relevait le bord de sa jupe, et ils suivirent le rythme de la musique, dans ce champ, tournoyant à l’unisson.

Dès le début, une difficulté apparut. Bien qu’il s’agisse d’une danse à deux temps très simple, Gwydion avait appris à la mode militaire classique ; par conséquent, la technique plus rudimentaire d’Emily le fit trébucher dès le quatrième pas. Elle lui marcha doucement sur le pied, et l’embarras lui colora les joues. Il ignora sa gêne et poursuivit, mais l’incident se reproduisit au quatrième temps suivant. Elle s’arrêta net, l’air humilié, et se détourna.

« Je suis affreusement désolée, Sam. Tu dois penser que j’ai la grâce d’une vache de ferme. Peut-être devrais-tu rentrer. »

Gwydion lui posa les deux mains sur les épaules et la fit pivoter doucement. « De quoi parles-tu ? C’est moi qui ne connais pas cette danse. Ne fais pas ça, s’il te plaît.

— Faire quoi ?

— Te comporter comme si j’étais l’un d’entre eux, fit-il en désignant de la main la salle de bal. J’aime être auprès de toi, Emily, et il n’y a rien à quoi tu ressembles moins qu’à une vache de ferme. Tu sais quelle sera la prochaine danse ? »

Le sourire d’Emily revint. « Sans doute une pirouette galante.

— Eh bien, acceptes-tu de me laisser une seconde chance ? Il me semble que je pourrai m’en tirer. »

Elle acquiesça. Gwydion remarqua qu’il ne lui avait pas lâché la main, et qu’elle-même ne l’avait pas retirée, aussi la garda-t-il dans la sienne tandis qu’ils demeuraient là, attendant que commence la valse. Lorsque la musique redémarra, il prit garde de s’en tenir aux pas de base, sans ajouter aucune des fioritures qu’on lui avait enseignées pour les bals à la cour.

Cette fois-ci ils s’accordèrent à la perfection, et il vit l’euphorie gagner la jeune femme tandis qu’ils valsaient dans ce champ, sur la musique étouffée. Avec l’excitation, ses yeux attrapaient la lumière, ou peut-être la créaient-ils eux-mêmes. Toujours est-il qu’à la fin de la danse, ils scintillaient d’un éclat plus vif que celui des lampions.

« Emmy, qu’est-ce que tu fais ici ? Tu viens ? »

Elle fit volte-face. Par-dessus l’épaule de la jeune femme, Gwydion aperçut un petit groupe au bout du champ, en train de les observer. Celui qui s’était adressé à elle était un jeune homme à la chevelure sombre, de sang-mêlé ; Gwydion en conclut qu’il devait s’agir de son frère. Deux jeunes filles et l’un des garçons qui cherchaient Emily plus tôt dans la soirée l’accompagnaient. Tous avaient l’air mécontents, à des degrés divers.

« Tout le monde t’attend, Emmy. Tu as déjà manqué trois danses et ton carnet de bal est sens dessus dessous. Viens. »

Emily redressa les épaules. « Je vais finir par rentrer, répondit-elle d’un ton contrarié. Et je me moque totalement de mon carnet de bal. Je n’en ai mis aucun dans ce panier, alors je ne devrais même pas en avoir un.

— Tout le monde a un carnet de bal, lança l’autre jeune homme, aussi contrarié qu’elle. Et c’est moi qui avais eu la première danse. Maintenant, rentre avec nous. »

Gwydion vit le dos de la jeune femme se raidir. « Ne t’avise pas de me parler comme ça, Sylvus, dit-elle avec froideur. Je rentrerai quand j’en aurai envie et quand je serai prête, figure-toi. »

Il réprima un éclat de rire en observant l’air horrifié des deux jeunes filles, et la surprise de son frère et de Sylvus. Ben se tourna vers le jeune homme avec un petit sourire.

« Tu vois ? Qu’est-ce que je t’avais dit ? Tu es certain de vouloir risquer de te retrouver coincé avec ça pour le reste de tes jours ? » Il adressa un clin d’œil à Emily et retourna vers la grande salle, suivi des filles. Sylvus la fixa du regard.

« Dépêche-toi, Emily, j’attends », finit-il par dire. Il rentra à son tour, non sans un dernier regard oblique à l’intention de Gwydion.

Il entendit Emily murmurer sous cape : « Oui, et toi aussi tu es insupportable. »

Gwydion pencha la tête jusqu’à lui murmurer à l’oreille : « Tant mieux pour toi, dit-il sur un ton encourageant. Tu veux marcher un peu ? »

Emily ne prit même pas la peine d’y réfléchir. « J’aimerais beaucoup, oui. Je vais te montrer l’endroit que je préfère au monde. »

La lune se levait à peine lorsqu’ils descendirent la route en courant et coupèrent à travers champs vers la colline voisine. Derrière eux le bruit et la lumière de la fête s’effaçaient doucement.

 

Gwydion s’était toujours senti plus heureux à l’air libre qu’à l’intérieur, et avait par conséquent passé beaucoup de temps à courir le monde. Malgré cet entraînement, il eut du mal à suivre Emily qui, en dépit de sa robe et de ses chaussures serrées, escaladait la pente sans même que son souffle s’accélère, et en courant presque tout le long.

Gwydion ne s’était pas encore totalement accoutumé à l’air doux et raréfié. Il se hissa avec peine sur les pentes abruptes en essayant de suivre son pas, mais il se retrouvait souvent distancé. Elle se rappelait parfois qu’il était là et ralentissait la cadence, ou bien se retournait pour lui tendre la main. Si bien qu’il décida de ne pas la lâcher lorsque l’excitation fit de nouveau accélérer la jeune femme, et elle comprit le message. Ils franchirent donc les derniers mètres ensemble, main dans la main, à un pas soutenu mais raisonnable.

Juste avant le sommet, elle s’immobilisa dans un rayon de lune qui déposa des reflets argentés dans ses cheveux.

« On y est presque », dit-elle, et de nouveau il vit son regard scintiller dans le noir. « Ferme les yeux. »

Gwydion s’exécuta, et la suivit à l’aveugle jusqu’en haut du promontoire. Elle pivota légèrement sur la droite sans lâcher sa main.

« Attention à ton pied, il y a un trou, là. »

Il le contourna et sentit qu’elle s’arrêtait. Il l’entendit prendre une inspiration au moment où elle lui lâcha la main.

« Très bien, tu peux ouvrir les yeux, maintenant. »

Sa vision s’adapta immédiatement, mais la vue lui coupa le souffle. La vallée s’étendait à ses pieds, baignée par le clair de lune, à perte de vue. Elle se composait d’une grande variété de champs, pour certains labourés et pour d’autres en jachère, avec en son centre un énorme saule pleureur, arqué au-dessus d’un cours d’eau qui divisait la terre en deux parties égales. Même dans le noir, Gwydion sentait la beauté du lieu, que l’amour manifeste d’Emily rendait plus intense encore.

« Où sommes-nous ? »

Emily s’accroupit au sol et il l’imita avec reconnaissance. « Sur l’une des collines qui dominent notre ferme. Les terres de ma dot se trouvent au milieu, les champs au bord de la rivière, près du saule. J’appelle cet endroit le Patchwork, parce qu’en plein jour ça ressemble à mon couvre-lit, avec ces textures et ces couleurs différentes. »

Gwydion contempla son visage rayonnant dans cette lumière argentée et entendit une porte s’ouvrir dans son cœur. Il y avait là bien plus que cette excitation chimique étrange qui trépignait en lui depuis l’instant où il avait posé les yeux sur elle et qu’il s’en était retrouvé à la fois étourdi et stupide. Au fond de lui croissait un besoin plus impérieux que tous ceux qu’il avait éprouvés jusqu’ici.

C’était comme s’il l’avait connue toute sa vie, ou comme si sa vie n’avait réellement commencé qu’au moment où il l’avait rencontrée. Quoi qu’il en soit, et peu importait la raison de sa présence ici, il savait qu’à présent il ne pourrait plus supporter d’être séparé d’elle ne serait-ce qu’un instant. Et quelque chose dans les yeux de la jeune femme lui disait que son cœur accueillait les mêmes sentiments, singuliers et merveilleux.

Elle se retourna pour scruter de nouveau la vallée. « Alors ? Ça te plaît ? » demanda-t-elle avec une pointe d’anxiété.

Il savait ce qu’elle voulait dire ; il ajouta son propre sous-entendu. « C’est le plus beau spectacle que j’aie vu de ma vie. »

Il se pencha vers elle avec maladresse, en espérant que ses lèvres trouveraient celles d’Emily consentantes. Il n’avait jamais embrassé personne, sauf par preuve de respect, aussi s’approcha-t-il avec une lenteur qui confinait au supplice. Le sang semblait déserter ses mains et ses pieds tant il redoutait qu’elle ne s’enfuie dans un cri d’horreur.

Au lieu de quoi, quand les intentions de Gwydion devinrent claires, Emily sourit, ferma les yeux et se soumit à son baiser avec intensité. Il n’avait pas prévu la douceur de sa bouche, ni sa chaleur, et des frissons glacés lui traversèrent tout le corps malgré la chaleur de la nuit. Avant que leurs lèvres se séparent, elle lui caressa le visage de la main ; ce geste lui alla droit au cœur.

Et alors que cette joie si nouvelle l’enveloppait peu à peu, un frisson plus glacial encore monta soudain en lui. Il balaya la vallée du regard et le tableau qu’il avait sous les yeux se transforma peu à peu. La luminosité argentée du clair de lune se mua en lueur grise et blafarde, nimbée d’une fumée caustique.

En imagination, il vit cette même vallée, après un incendie dévastateur, ces pâturages encore fumants, les fermes et dépendances réduites en cendres. Tout avait été rasé ; des ruisseaux de sang abreuvaient la terre des champs. Gwydion se mit à trembler violemment lorsque cette vague écarlate surgit du fond de la vallée et s’avança vers eux, mue par une force inexorable.

« Sam ? demanda Emily d’une voix soudain alarmée. Tu vas bien ? Qu’est-ce qui se passe ? »

Gwydion s’extirpa de sa rêverie et la vision s’évanouit tout à coup. La vallée revêtit de nouveau son voile paisible et argenté. Sur le visage d’Emily, un air consterné avait succédé à l’excitation. Elle avait toujours les doigts posés sur le visage du jeune homme. Il lui prit la main dans la sienne qui tremblait sans retenue.

« Sam ? » Les yeux d’Emily se firent plus sombres, et l’inquiétude envahit son visage.

« Emily, où sommes-nous ? Je veux dire : comment s’appelle ce village ?

— Montjoie. »

Il sentit son estomac se serrer. Montjoie était un nom courant ; le village pouvait se trouver n’importe où. Mais il se rappela qu’il existait sur les cartes anciennes un village de ce nom, quelque part au milieu des Vastes Prairies, cette grande étendue de plaines rases qui constituait la majeure partie de l’ouest de Serendair. Les Prairies avaient été ravagées par la guerre ; aucun des villages humains n’avait survécu. Et même une fois la paix restaurée, les villages commençaient à peine à se rebâtir lorsque l’île avait été détruite. « Quelles sont les villes les plus proches ? Les cités ? »

L’inquiétude d’Emily croissait à vue d’œil. « Il n’y a aucune ville dans les environs, Sam, en tout cas pas dans un rayon d’au moins cent lieues. Mon père ne va en ville qu’une fois par an, et il part plus d’un mois, chaque fois.

— Et quel est le nom de cette ville, Emily ? Tu le connais ? »

Elle serra la main du jeune homme pour tenter de le calmer, même si elle ne comprenait rien à cette montée de panique. « Nous sommes à égale distance de deux villes. Vers l’ouest, sur l’autre rive de la grande rivière, c’est Long Espoir, et au sud-est, c’est Easton. C’est la plus grande ville du pays, je crois. »

Gwydion sentit ses yeux picoter. C’est impossible, se dit-il dans un élan désespéré. C’est impossible. Les noms qu’elle venait de citer étaient ceux de deux villes de Serendair.

« Sam ? »

Sa panique gagnait peu à peu Emily. Gwydion scruta son visage. Et soudain ses yeux s’éclaircirent, sa vision retrouva toute son acuité et son intensité, et du fond de son désespoir, sa nature pragmatique reprit le dessus.

Mais c’est bien sûr, se dit-il, sa peur évanouie en un instant. Il était là pour la sauver de la destruction de l’Île. Il savait comment, qui aller trouver et à quel moment il leur faudrait partir. Un Destin bienveillant avait dû le renvoyer dans le Temps, lui donner cette chance, même si la raison lui en restait obscure.

Il la regarda de nouveau et sourit. Une autre évidence le frappa. Elle devait être son âme sœur, il en était davantage certain que de son propre nom. Il le voyait de ses yeux. Et cette intuition surgit avec une telle clarté qu’elle lui procura une calme assurance et une joie croissante. Emily était son âme sœur. C’était facile à croire, lorsqu’il mesurait combien il l’aimait, d’ores et déjà.

Gwydion lui prit le visage entre ses mains, et l’attira à lui pour l’embrasser de nouveau. « Je suis désolé, je n’ai pas voulu te faire peur, dit-il en la relâchant. Il faut que je te confie quelque chose. »

Elle s’écarta quelque peu de lui. « Quoi donc ? »

Il essaya d’empêcher sa voix de se briser, comme cela se produisait parfois, lorsqu’il était excité ou nerveux. « Nous allons devoir partir, aussi vite que possible, et partir vers l’est, en direction des Prairies, S’il m’arrive quoi que ce soit, ou si pour une raison ou une autre nous sommes séparés, tu dois me promettre que tu iras trouver quelqu’un du nom de MacQuieth, ou Farrest, ou Garael. Promets-le-moi, je t’en prie. »

Emily le dévisagea avec stupéfaction. « De quoi est-ce que tu parles ? »

Gwydion se demanda comment le lui expliquer, et comprit qu’il en était incapable. Comment pourrait-elle comprendre, maintenant ? Personne ne savait ce qui allait se produire ; la guerre n’était même pas en vue dans ces contrées, et la mort de l’Île n’aurait lieu que bien des siècles plus tard. Puis une pensée plus triste encore lui vint. Peut-être n’était-il pas destiné à revenir, non plus. Peut-être était-il condamné à vivre, et à mourir ici, dans le Passé.

Il prit de nouveau le visage d’Emily entre ses mains et l’observa avec attention. En dépit du comportement irrationnel du jeune homme, elle paraissait comprendre sa détresse et voulait l’apaiser. De ses yeux assombris par l’inquiétude, elle cherchait des réponses sur son visage. Sa compassion semblait sans limites. Il aurait pu contempler ce visage pour l’éternité sans jamais s’en lasser, sans même en percer tous les mystères. Il sentit sourdre en lui une tendresse immense, qui lui coupa le souffle, et il décida sans aucun regret que mourir ici avec elle était une perspective infiniment plus heureuse que celle de retourner à sa vie sans elle.

La lumière changea et le clair de lune emplit les yeux d’Emily. Le sourire qu’elle lui adressa fit disparaître en Gwydion toute trace de peur. Il l’embrassa encore, plus longuement cette fois. Cette sensation merveilleuse lui serra de nouveau l’estomac lorsqu’il sentit les lèvres de la jeune fille s’écarter légèrement des siennes, et son souffle lui remplir la bouche. Cette intimité était trop intense pour qu’il n’y perde pas toute maîtrise de soi.

Il recula, et lut la surprise et l’émerveillement mêlés sur ce ravissant visage. « Je n’arrive pas à croire que tu sois arrivé ici, murmura-t-elle. D’où viens-tu ? »

Gwydion resta interdit. « Que veux-tu dire ? » Emily lui prit les mains, et l’excitation de son regard gagna tout son corps, qui se mit à trembler de joie. « Tu es mon vœu exaucé, n’est-ce pas ? Es-tu venu me sauver de cette tombola, m’emmener au loin ? »

Gwydion déglutit. « On pourrait dire ça. Qu’est-ce qui te fait croire que je suis ton vœu exaucé ? »

Sur le visage de la jeune fille ne se lisait ni timidité, ni maladresse. « Hier soir, juste après minuit, j’ai demandé à mon étoile de t’envoyer. Et te voilà. Tu ne sais pas où tu te trouves, n’est-ce pas ? T’ai-je ramené de si loin ? »

Les yeux de Gwydion s’élargirent, et il lui adressa un sourire benêt. « Oui, c’est tout à fait ça. »

Elle soupira. « Je n’arrive pas à le croire. J’ai attendu presque un an la bonne nuit, et ça a marché. Tu as fini par venir. Tu es là, enfin. » Une larme unique apparut au coin de son œil et roula vivement sur sa joue, intensifiant encore son sourire éclatant. Elle portait la magie en elle, cette évidence le frappa. Peut-être même une magie assez forte pour l’avoir amené ici par-delà les vagues du Temps.

Debout là près de lui, elle lui tendit la main. « Viens. Je vais te montrer la forteresse des fées. »

 

Ils descendirent à flanc de colline, plus lentement cette fois-ci, en direction du cours d’eau qui serpentait à travers les pâturages. Tandis qu’ils se dirigeaient vers la vallée, Gwydion regardait ces étoiles étrangères s’éloigner, et le ciel ténébreux qui s’étendait en arrière-plan, rempli de promesses infinies.

Lorsqu’ils atteignirent le ruisseau, Emily s’immobilisa, contemplant les alentours avec consternation. L’eau coulait plus vite qu’elle ne s’y attendait, et les berges étaient marécageuses. Une de ses chaussures se retrouva prise dans la vase. Gwydion l’aida à dégager son pied recouvert de boue. Elle lança un regard impuissant en direction du saule sous lequel elle comptait l’emmener, puis à ses chaussures lacées inadaptées à une telle aventure. « Je suis désolée, Sam, dit-elle, la voix emplie de déception. Je pense que je n’y arriverai pas, et je ne peux pas retirer mes chaussures. Il me faut des heures pour les remettre. Mais vas-y, toi. De sous ce saule, la vue est magnifique.

— Y aller sans toi n’aurait aucun sens. »

Du regard, il chercha un endroit où passer plus facilement à gué, mais n’en trouva aucun. Il lui vint une idée, mais il ne savait pas s’il aurait le courage de la suggérer à voix haute.

« Tu pourrais peut-être me porter ? dit-elle, comme lisant dans ses pensées. Enfin, si ça ne te dérange pas.

— Non, pas du tout », dit-il avec soulagement. Sa voix se fêla sur le premier mot, et il dissimula son embarras en s’affairant à nouer les pans de sa cape, pour les empêcher de tremper dans l’eau. Quand la rougeur se fut dissipée de ses joues, il tendit les bras.

Jamais il n’avait porté qui que ce soit ainsi, et il se jura que, s’il la laissait tomber, il se précipiterait sur la première plante vénéneuse qu’il apercevrait pour mettre une fin rapide à son humiliation.

Emily s’approcha sans la moindre crainte. Elle lui passa une main autour du cou puis, le guidant, saisit un bras du jeune homme et le plaça derrière ses genoux. Gwydion la souleva sans mal et la porta avec précaution jusqu’au ruisseau, qu’il traversa. Une fois hors de l’eau, il continua à marcher, se frayant un chemin à travers les herbes hautes et trempées jusqu’au pied du saule, où il la déposa prudemment.

C’était un arbre magnifique. Plusieurs troncs entourait le fût principal, si large que trois fois l’envergure de ses bras n’auraient pas suffi à en faire le tour. Les racines ainsi plongées dans l’eau, l’arbre avait grandi dans des proportions gigantesques, et les feuilles délicates projetaient des ombres dentelées de lune sur le sol, comme des flocons de neige estivaux.

Emily tapota avec amour le tronc du saule. « Les fermiers croient qu’un arbre solitaire au milieu des prés abrite toutes les fées qui vivent dans les champs, dit-elle en levant les yeux vers les branches les plus hautes, le sourire aux lèvres. Ce qui signifie que c’est un arbre débordant de magie. Ça porte malheur de perdre une forteresse des fées par la foudre ou le feu, et jamais un fermier n’oserait en abattre un. »

Gwydion repensa à sa vision, celle des prés brûlés et ravagés. Il avait aussi vu le saule, noirci et mort ; un frisson le parcourut à ce souvenir. Il se tourna vers Emily. Elle faisait le tour de l’arbre en caressant de la main les branches au-dessus d’elle et en lui parlant doucement dans une langue qu’il ne comprit pas.

Elle sourit en revenant vers lui. « Eh bien, maintenant que tu l’as vu, qu’aimerais-tu faire ? Tu veux rentrer ?

— Pas encore, répondit-il en lui rendant son sourire. Est-ce que tu t’y connais, en étoiles ?

— Oui. Pourquoi ?

— Tu veux bien m’apprendre ?

— Si tu veux, oui. » Elle allait s’asseoir sous l’arbre, mais il l’arrêta. Il détacha le cordon de sa cape, la retira et l’étala par terre pour qu’elle s’y asseye.

Le sourire reconnaissant qu’elle lui adressa le fit frissonner. « Sam ?

— Oui ?

— Ça t’ennuierait que je retire ma robe ? »

Gwydion sentit tout son sang quitter son visage. Quelques secondes plus tard il constata avec embarras dans quelle partie du corps il avait afflué. Avant qu’il ait pu répondre, elle reprit, d’une voix gênée. « Pardon, j’aurais dû être plus précise. Je voulais dire : cette partie-là. »

Elle toucha d’une main maladroite sa robe-chasuble de velours bleu. « Je t’assure que je suis bien sagement habillée, en dessous. C’est juste que... C’est ma seule robe d’apparat, et que si je l’abîme, ça brisera le cœur de ma mère. Ça t’ennuie, alors ? »

De nombreuses réponses traversèrent l’esprit du jeune homme, et les expressions correspondantes défilèrent sur son visage en une seconde. « Non. »

Emily lui tourna le dos et se dirigea de nouveau vers l’arbre. Il la regarda délacer le corselet de sa robe en velours et le faire glisser sur ses épaules. Avant qu’il ait eu l’occasion de se rendre compte de la grossièreté de son regard éhonté, elle l’avait retiré. Elle s’extirpa du flot de velours et l’accrocha avec précaution à une des branches, puis se retourna, de nouveau face à lui. Elle portait à présent une robe de dentelle blanche, sans manches. La modestie qu’il avait aperçue un peu plus tôt faisait partie du corsage, et la crinoline, longue et épaisse, ressemblait au jupon d’une robe d’été.

Elle s’assit sur la cape de Gwydion et il s’installa auprès d’elle. « Que veux-tu savoir, au sujet des étoiles ? » demanda-t-elle en levant la tête vers le ciel nocturne.

Ses cheveux étaient répandus sur ses épaules, et le jeune homme dut faire un immense effort pour ne pas passer la main dedans. « N’importe quoi, tout. Je n’en reconnais aucune, alors tout ce que tu pourras me dire sera utile. Les étoiles sont différentes, là d’où je viens. »

Dans sa bouche, c’était une remarque très simple, mais le visage d’Emily se mit à rayonner de stupéfaction. Elle s’allongea sur le sol, la tête reposant sur la mousse vert tendre qui poussait au pied du tronc de l’arbre. « Eh bien, pour commencer, voici Seren, l’étoile qui donne son nom à cette île. L’été, on la voit pratiquement toutes les nuits au zénith, à minuit. »

Gwydion s’allongea lui aussi près d’elle. Il étendit le bras derrière elle, évitant d’entrer en contact avec elle trop tôt. Comme elle l’avait fait plusieurs fois au cours de cette soirée, elle lut dans ses pensées et lui prit le bras, le plaçant derrière ses épaules. Ce mouvement n’interrompit pas la leçon d’astronomie qu’elle lui prodiguait.

Elle continua de pointer du doigt étoiles et constellations, lui racontant les anecdotes et le folklore qu’elle se rappelait pour chacune. Elle paraissait très versée dans cet art, ainsi que dans celui de la navigation. Gwydion remarqua ce fait étrange : au bout de quelque temps, il ne contemplait plus les cieux mais son visage à elle. Il brillait de sa propre lumière céleste, et il eut le sentiment d’apprendre bien plus en admirant les étoiles dans les yeux de la jeune fille, que celles du ciel nocturne. Il bascula sur le côté et plia le bras derrière sa tête, souriant de toutes ses dents comme un imbécile heureux.

Au bout d’un long moment, Emily leva les yeux, comme si elle s’éveillait, et vit l’air benêt qu’il arborait. Elle rougit d’embarras et se rassit vivement.

« Désolée, je ne voulais pas bavarder à tort et à travers.

— Ce n’est pas ce que tu as fait, s’empressa-t-il d’objecter. D’ailleurs j’écoutais avec beaucoup d’attention, ajouta-t-il en tendant le bras. Dis-m’en plus. »

Elle se rallongea, le regard droit vers le ciel. Cette fois-ci son visage avait une expression solennelle, et elle resta silencieuse un moment. Lorsqu’elle reprit la parole, ce fut d’une intonation imprégnée d’une certaine tristesse.

« Tu sais, aussi loin que je m’en souvienne, j’ai rêvé de cet endroit, dit-elle d’une voix douce. Jusqu’à il y a peu de temps, je refaisais le même rêve presque toutes les nuits – j’étais ici, dans le noir, sous les étoiles, et je tendais les mains vers elles. Et dans mon rêve, les étoiles se mettaient à tomber du ciel, jusque dans ma main, et je les serrais très fort. Je serrais les poings, et je les voyais étinceler entre mes doigts. Et alors je me réveillais, et c’était toujours avec un sentiment de joie extraordinaire, qui durait au moins toute la matinée.

» Et puis mon rêve a changé. Je crois que c’est au moment où je me suis retrouvée officiellement inscrite à la tombola nuptiale. Je remplissais déjà les conditions requises l’année dernière, mais mon père avait dit que c’était trop tôt. Cette année, c’était inévitable et contre ma volonté – et la leur –, mes parents ont cédé à la tradition et m’ont mise là, comme un cheval aux enchères. Toute ma vie est en train de changer, et mon rêve a changé avec elle. Il revient beaucoup moins souvent, maintenant, et lorsque c’est le cas, il n’est plus le même.

— En quoi est-il différent ? demanda-t-il d’un ton plein de compassion.

— Eh bien, le début n’a pas changé. Je suis ici, dans le pré, dans le noir, et les étoiles brillent avec autant d’éclat qu’avant, et alors elles me tombent dans les mains, mais elles passent au travers. Je n’arrive pas à m’y accrocher, et elles plongent dans le ruisseau. Et je me retrouve là à scruter l’eau, d’où les étoiles scintillent vers moi. »

Gwydion sentit la tristesse dans sa voix s’insinuer dans son propre cœur. « Est-ce que tu as la moindre idée du sens de ce rêve ? S’il en a un ?

— Oui, je crois que oui. J’ai fini par comprendre que toutes les choses que je souhaitais voir, et faire, ne vont pas se produire. Qu’au lieu de découvrir le monde, d’aller étudier, de me lancer dans toutes ces merveilleuses aventures auxquelles je rêvais étant jeune, je vais devoir subir ce destin que toutes mes amies appellent de leurs vœux – épouser quelqu’un qui convienne à mon père, m’installer et fonder une famille, ici, dans la vallée. En un sens, j’espérais moi aussi pouvoir faire ça. J’aime beaucoup ce pays, et je pourrais y être heureuse. Mais... je m’étais dit... » Sa phrase resta en suspens.

« Tu t’étais dit quoi ?

— Je m’étais dit que d’autres choses m’attendaient. Je sais que c’est égoïste et puéril, mais j’espérais voir un jour ces choses et ces lieux qui m’apparaissent en rêve.

» Je pense que ce changement dans mon rêve reflète l’acceptation du fait que tout ça n’arrivera jamais. Que, dans quelques jours, j’abandonnerai tous ces espoirs ridicules. J’épouserai quelqu’un choisi par le biais de cette tombola et qui, si j’ai de la chance, sera bon avec moi, ou au moins ne sera pas cruel comme le sont certains fermiers, et je vivrai et mourrai ici, sans jamais mettre le pied hors de la vallée. J’imagine que j’ai toujours su que ça finirait ainsi. Et puis je rêve de moins en moins, de toute façon. Je m’attends à ce que bientôt les songes disparaissent pour de bon, et alors je les oublierai, et ma vie reprendra son cours. »

À ces mots, l’estomac de Gwydion se serra. « Non.

— Non ? »

Une fois encore son pragmatisme parla, et la réponse lui apparut d’une clarté limpide. Gwydion se redressa, s’assit en tailleur et la hissa jusqu’à lui. « Emily, quelles sont les coutumes galantes, ici ? Quel protocole dois-je suivre pour t’épargner cette tombola et demander ta main à ton père ? »

Les yeux d’Emily se mirent à étinceler, pour s’assombrir presque aussitôt. « Oh, Sam, dit-elle avec tristesse. Il ne me laissera jamais partir avec toi. Il économise pour ma dot depuis que je suis bébé, il a gardé ces terres pour moi, rien que pour s’assurer que celui que j’épouserais ne m’éloignerait pas du noyau familial. Il n’accepterait jamais que tu m’emmènes au loin. »

Gwydion crut qu’il allait vomir. Il ne pouvait lui expliquer par les mots l’urgence qu’il y avait à quitter ces lieux. « Alors, viendras-tu quand même, Emily ? T’enfuiras-tu avec moi ? »

Elle baissa les yeux sur ses mains. Tandis qu’il attendait sa réponse, il sentit sa gorge se serrer. Ses épaules se mirent à trembler. Elle finit par relever les yeux, et l’expression dans son regard était sans détour. « Oui, dit-elle simplement. Ne pas le faire reviendrait à gâcher un vœu, tu ne penses pas ? »

Le soulagement le balaya comme une giclée d’eau froide. « Si. Si, je le pense. » Il la serra contre lui, posant sa joue brûlante contre celle de la jeune fille. « Y a-t-il quelqu’un qui pourrait nous marier, dans ce village ? »

Dans ses bras, Emily poussa un soupir. « Dans quelques jours, oui, après la tombola. Alors tout le monde se mariera. »

Gwydion la serra plus fort contre lui. Il n’avait aucune idée du temps qu’il leur restait, de combien il pouvait retarder leur départ, mais le jeu en valait la chandelle. Il résolut d’attendre, et de ne pas l’effrayer inutilement.

« Sam ? »

Il la relâcha à regret et se rassit, la considérant d’un regard neuf. Lorsque le soleil s’était levé ce matin-là, Gwydion se sentait libre comme l’air, et complètement seul. Il avait la vie de n’importe quel garçon de son âge, qui ne se préoccupait guère de l’Avenir, qui même n’y croyait pas.

Et à présent il regardait sa femme. Il s’était toujours demandé à quoi pouvait ressembler l’autre moitié de son âme. Le sentiment d’incrédulité qui l’étreignait le ravissait. La perspective de vivre à ses côtés pour le reste de sa vie le remplissait d’un sentiment enivrant, bien que terrifiant. Dans les années à venir, quand il pleurerait sa mort chacun des jours interminables de sa vie, il repenserait à ce moment et se rappellerait l’instant où il l’avait pour la première fois regardée avec ses yeux neufs, des yeux qui contenaient toujours l’espoir que la vie allait lui offrir une grande brassée d’amour.

« Oui ?

— Tu crois qu’on pourra voir l’océan ? Un jour, je veux dire. »

En cette seconde, il lui aurait promis n’importe quoi, avec toute la sincérité du monde. « Bien sûr. On pourra même vivre au bord de l’océan, si tu le veux. Tu ne l’as jamais vu ?

— Je n’ai jamais quitté ces terres, Sam, jamais. De toute ma vie. » Son regard se fit soudain lointain. « Mais j’ai toujours rêvé de voir l’océan. Mon grand-père est marin et, toute ma vie, il m’a promis qu’il m’emmènerait en mer, un jour. Jusqu’à il y a peu de temps, je l’ai cru. » Elle le dévisagea dans les yeux, et y vit une pointe de tristesse. Elle détourna rapidement le regard. Il comprit d’instinct que le chagrin qu’il ressentait pour elle la rendait triste, mais triste pour lui. Lorsqu’elle le dévisagea de nouveau, elle avait les yeux brillants, comme si elle avait trouvé un moyen de le réconforter, lui. Elle s’appuya contre lui, et lui murmura à l’oreille, comme si elle partageait un grand secret : « Mais j’ai vu son bateau. »

Gwydion en fut étonné. « Comment est-ce possible, si tu n’as jamais vu la mer ? »

Elle lui sourit dans l’obscurité. « Eh bien, quand il est au port, il est en fait minuscule – à peu près la taille de ma main. Et il le garde sur le manteau de la cheminée, dans une bouteille. Une fois il me l’a montré, quand il est venu nous rendre visite. »

Gwydion sentit des larmes lui piquer les yeux. Il avait beau avoir rencontré des gens célèbres, des gens hors du commun, il était certain que la pureté de toutes leurs âmes confondues ne ferait pas pâlir la sienne. Pendant un moment, il fut incapable de proférer une syllabe. Lorsqu’il reprit la parole, il prononça les mots que lui dictait son cœur. « Tu es la fille la plus merveilleuse au monde. »

Elle le considéra d’un air grave. « Non, Sam. Seulement la plus chanceuse. Et la plus heureuse. »

Lorsqu’il toucha ses bras nus, il avait les mains qui tremblaient. Ils échangèrent un baiser profond, qui contenait toute la promesse d’une bénédiction nuptiale. Pour la première fois, ce fut facile pour lui. La chose la plus difficile fut d’y mettre un terme.

« Sam ? » Ses beaux yeux miroitaient dans le clair de lune.

« Oui ?

— Il y a deux choses qu’il faut que je te dise. »

Au sourire de la jeune fille, il vit qu’aucune des deux n’allait être difficile à entendre.

« Oui ? »

Emily baissa les yeux un moment.

« Eh bien, la première, c’est que si tu m’embrasses encore, je pense que nous allons consommer notre mariage ici, ce soir. »

Gwydion sentit les tremblements atteindre leur paroxysme. « Et la seconde ? »

Elle parcourut le visage du jeune homme de la main, qu’elle posa finalement sur son épaule. « J’ai vraiment envie que tu m’embrasses. »

 

Comme en transe, Gwydion lissa le tissu de sa cape posée sur le sol, et Emily s’allongea dessus. Il s’accroupit sur les talons, la regarda pendant un moment, jusqu’à ce qu’elle tende les bras vers lui. La gorge serrée, il se blottit près d’elle et la prit dans ses bras, la serrant autant qu’il le pouvait sans lui faire mal. Il la tint ainsi contre lui pendant ce qui lui parut une éternité, jusqu’à ce que du bout des doigts il touche ses cheveux, et cède enfin au désir qui l’avait tenaillé toute la soirée.

Il passa la main le long de sa chevelure, encore et encore, savourant la sensation de fraîcheur et de douceur, celle du satin brillant. Gwydion sentit deux petites mains se glisser dans le cercle de ses bras et essayer de desserrer le lien qui fermait sa chemise. Il frissonna lorsqu’elle extirpa celle-ci de son pantalon et fit courir ses mains sur son abdomen, jusqu’à son torse, où elle les posa délicatement à plat. Ce geste lui donna du courage et il ferma les yeux pour chercher et trouver ses lèvres avec délices. Elles tremblaient autant que les siennes.

Le vent tiède de la nuit les enveloppait, leur caressait les cheveux. Gwydion la lâcha d’un bras pour pouvoir se reculer un peu et la contempler. Il ne lut ni peur ni embarras sur le visage d’Emily, rien qu’une approbation pleine d’amour.

Il ne quitta pas son visage des yeux alors qu’il dirigeait sa main vers son corsage pour attraper les premiers des minuscules boutons en forme de cœur. Ses doigts tremblaient comme si une violente rafale hivernale les secouait. Et à mesure que le tissu se dérobait, il frissonnait de plus en plus, au point qu’au cinquième bouton, il fut pris d’un spasme nerveux et arracha par mégarde le bouton de la dentelle du corsage.

Gwydion considéra sa main avec horreur. « Emily, je suis tellement désolé », lança-t-il dans un souffle, l’embarras lui colorant violemment les joues.

Il releva son regard paniqué vers le visage de la jeune fille, et y rencontra un sourire amusé. Elle lui prit le petit bouton des mains et le retourna dans la sienne un moment.

« Ne sont-ils pas ravissants ? dit-elle, comme rêvant à voix haute. C’est mon père qui me les a rapportés de son dernier voyage à la ville, comme cadeau d’anniversaire. Je suis sûre qu’ils ont coûté beaucoup trop cher.

— Emily... »

Elle le fit taire en lui posant deux doigts sur la bouche. Elle remit le bouton sur la paume du jeune homme, et lui referma les doigts autour.

« Garde-le, Sam. Comme gage de la nuit où je t’ai donné mon cœur. » Alors qu’elle sentait de chaudes larmes rouler sur la peau nue de sa gorge, elle entoura Gwydion de ses bras et l’attira contre elle. « Tout va bien, Sam. Tu ne me feras pas mal. Vraiment. Tout va bien se passer. »

Une fois encore, elle lisait dans ses pensées. Gwydion se sentit débordé par une vague de confiance, et de la main il écarta vivement le tissu fin qui le gênait, pour embrasser le creux de ses seins. Avec toute la tendresse que put réunir sa jeune âme, il effleura de ses lèvres la peau douce de la jeune fille, tandis que de sa main libre il faisait glisser les bretelles de sa robe sur ses épaules.

Les mains de Gwydion revinrent sur la courbe douce de sa poitrine et d’un effleurement léger ses doigts caressèrent le téton rose, puis il y posa les lèvres. Lorsqu’elles entrèrent en contact avec la peau soyeuse, Emily se mit à trembler et le frisson gagna le jeune homme, le laissant à la fois glacé et brûlant.

Une joie pure l’envahit lorsque le clair de lune vint se poser sur elle, sous les frondaisons du saule, et illumina son visage déjà rayonnant. Ses yeux scintillaient dans la lumière, et il y aperçut des larmes répondant aux siennes. Dans ces yeux brillait un regard empli d’une telle détermination que remettre en question leur expérience aurait brisé la magie qu’ils ressentaient tous deux comme une force inéluctable. Les lèvres de Gwydion se posèrent sur cette poitrine qu’il avait dénudée, tandis que ses mains glissaient sous le tissu gaufré de la jupe. Lorsqu’elles touchèrent la peau tiède de ses cuisses, il craignit que son excitation ne flanche, ici et maintenant.

À son tour elle dénoua l’attache de son pantalon avec maladresse, et se livra à quelques ajustements en faisant jouer le tissu. Lorsque la ceinture se détacha, elle la fît descendre le long de ses cuisses, libérant Gwydion du carcan qui l’enfermait, l’exposant brièvement au vent. Gwydion frissonna violemment et se rapprocha d’elle, en quête de sa chaleur. Il se pencha vers elle et la contempla. L’expression qu’il lut dans le regard de la jeune fille lui brisa le cœur.

« Je t’aime, Sam, dit-elle. Je t’attends depuis si longtemps. J’ai toujours su que tu viendrais à moi, si je t’appelais de mes vœux. »

Puis il entra doucement en elle avec autant de délicatesse qu’il le pouvait, essayant de ne pas perdre son sang-froid sous les assauts d’un plaisir inimaginable.

Emily tremblait sous lui. Ses mains lui parcouraient le dos, l’attiraient à elle, l’appelaient plus profondément en elle. Il entendit son souffle se faire plus court, et elle courba la tête en arrière ; les lèvres de Gwydion cherchèrent sa gorge et l’embrassèrent avec un élan de gratitude. Alors qu’il lui baignait la peau de ses larmes, il sentit une des mains de la jeune fille quitter son dos et se poser sur sa tête, qu’elle se mit à caresser d’un geste réconfortant.

Lorsqu’ils furent enfin totalement unis, il resta sur elle, en elle, immobile pendant un moment, pétrifié à l’idée que, s’il respirait ou bougeait un cil, il allait se réveiller et comprendre qu’il ne s’agissait que d’un rêve. Et même si c’en était un, il n’était pas encore prêt à le laisser s’échapper.

L’autre main d’Emily vint se poser sur sa joue et elle l’embrassa pour lui transmettre un encouragement silencieux et plein d’amour. Puis elle se mit à remuer, dans un lent mouvement de balancier, tout en enroulant une jambe autour des siennes.

Depuis le bout de ses orteils, Gwydion sentit monter une onde exquise et bouillante, qu’il accompagna d’un mouvement insistant calqué sur celui de la jeune fille. Le feu qui lui brûlait le creux du ventre se mua en un brasier déchaîné qui le submergea et consuma son corps tout entier. Il perdit toute emprise sur ses pensées et les laissa vagabonder au gré du vent doux et tiède de la nuit, sa concentration tout entière tournée sur le rythme du cœur de la jeune femme battant contre le sien, et sur les sons délicats qu’elle émettait.

Elle murmura son nom, ou ce qu’elle prenait pour tel. L’entendre de sa bouche décupla l’excitation de Gwydion. Cette syllabe chuchotée vint bientôt imprimer une cadence, Emily la lui répéta à mi voix au creux de l’oreille tandis que le plaisir la réchauffait et lui arrachait des soupirs. Sa voix atteignait le jeune homme en plein cœur, faisait voler en éclats toutes ses barrières, et tandis que le tonnerre s’abattait sur lui de l’intérieur, il l’entendit pousser un cri et s’agripper à lui comme à son ancre alors qu’elle se laissait emporter par la même vague que celle qui le secouait.

Le temps demeura suspendu. Il n’aurait su dire avec réalisme pendant combien de temps il avaient fait l’amour car il ne disposait d’aucun point de comparaison, mais leur étreinte lui parut durer une éternité. À chaque seconde qui passait il ressentait avec plus d’acuité son amour pour elle s’épanouir dans son cœur, jusqu’à cette certitude que son corps ne devait plus suffire à le contenir, et qu’il allait déborder. Il s’attendait à connaître pareil bouleversement bien plus tard dans sa vie, et à en être beaucoup moins transformé, aussi les sanglots incontrôlables qui s’emparèrent de lui le prirent-ils totalement par surprise.

« Sam ? l’appela Emily d’une voix alarmée, et en l’attirant contre lui.

— Mon Dieu, Emily, est-ce que je t’ai fait mal ? Tu vas bien ? »

Elle l’embrassa tendrement, puis recula la tête pour pouvoir le regarder droit dans les yeux. « Tu plaisantes ? Je t’ai donné l’impression d’avoir mal ? » Elle éclata de rire, et Gwydion sentit comme un éclair jaillir en son for intérieur, lui parcourir l’échine et résonner sous son front.

Il pencha la tête au-dessus de l’épaule d’Emily, tout tremblant de soulagement. « Emily, jamais, tu m’entends bien, jamais je ne te ferai de mal volontairement. J’espère que tu le sais. »

Elle planta son regard dans le sien. « Bien sûr, que je le sais. Pourquoi ferais-tu du mal à quelqu’un qui t’appartient ? Parce que c’est ainsi, Sam. Je suis à toi. »

Il soupira. « J’en remercie les dieux.

— Non, dit-elle avec gravité. Remercie les étoiles. Ce sont elles qui t’ont mené à moi. »

Gwydion releva la tête avec un effort considérable et scruta le ciel nocturne au-dessus d’eux, constellé de pépites de lumière, comme les grains de sable d’une plage de diamants.

« Merci ! » hurla-t-il.

Emily gloussa, puis soupira lorsque à regret il s’éloigna d’elle et commença à se rhabiller. Elle fit de même et, tandis qu’ils finissaient de se préparer, un air de déception apparut sur le visage d’Emily. Elle jeta un regard en direction du village puis se tourna de nouveau vers lui. « C’est la Valse de Lorana. On ferait bien d’y retourner, le bal va bientôt se terminer. »

Gwydion soupira à son tour. Il aurait aimé rester avec elle dans ce champ pour l’éternité.

« Oh, très bien. »

Il la prit par la main et l’attira à lui, l’enveloppant de ses bras pour l’embrasser encore une fois. Il ne lut sur son visage aucune trace de regret ou de remords, rien qu’un merveilleux contentement.

Il renfila sa cape et souleva Emily du sol, lui faisant à nouveau franchir le ruisseau, sachant qu’il passait là le seuil de ce lieu qu’elle aimait, qu’elle considérait comme son havre. Il éprouva un pincement de tristesse en comprenant que leur fuite hâtive signifiait que c’était la dernière fois qu’il franchirait ce seuil avec Emily dans ses bras.

 

Ils rentrèrent par les champs main dans la main, le pas plus lent qu’à l’aller. En arrivant au sommet de la colline, Emily resserra soudain son emprise.

Il se tourna vers elle, alarmé. « Tout va bien ?

— Oui, mais il faut que je m’asseye une seconde. »

Gwydion lui prit l’autre main et l’aida à s’asseoir par terre. Il la rejoignit, l’air inquiet. « Emily, qu’est-ce qui ne va pas ? »

Elle lui adressa un sourire rassurant. « Tout va bien, Sam. J’ai juste besoin de me reposer un peu.

— Tu es certaine ?

— Oui. Je peux te demander quelque chose ?

— Bien sûr, tout ce que tu voudras.

— Quel âge as-tu ?

— Quatorze ans. Et toi ? »

Elle y réfléchit un moment. « Quelle heure crois-tu qu’il est ?

— Environ onze heures, je dirais.

— Alors j’ai treize ans. »

Gwydion la regarda d’un air perplexe. « En quoi l’heure est-elle importante ?

— Parce que dans une heure j’aurai quatorze ans, comme toi. »

Il comprit enfin. « C’est ton anniversaire ?

— Eh bien, demain, oui. »

Il la prit dans ses bras. « Joyeux anniversaire, Emily.

— Merci. »

Elle eut soudain l’air très excitée. « Attends, j’ai une idée ! Tu veux venir souper demain soir ? »

Gwydion la serra plus fort. « Ce serait merveilleux. »

Elle se dégagea, et la joie sur son visage fit sourire le jeune homme. « Tu pourras rencontrer mes parents et mes frères. Peut-être qu’en voyant combien je suis heureuse avec toi, mon père nous donnera son consentement.

— À quelle heure ?

— Pourquoi ne viendrais-tu pas à cinq heures ? Nous dînons à six. »

Il considéra avec regret son accoutrement couvert de poussière. « C’est... C’est tout ce que j’ai à me mettre, j’en ai peur. »

Emily toucha le tissu de sa chemise. C’était la trame la plus fine qu’elle ait vue jusqu’ici, et la façon de tous ses vêtements était très supérieure aux plus beaux travaux de la meilleure couturière du village. « C’est très bien, dit-elle simplement. Je te montrerai quelle est ma maison, sur le chemin du retour. »

Gwydion fouillait dans ses poches. Il en sortit une bourse, qu’il ouvrit. Rien de ce qu’elle contenait n’aurait fait un cadeau acceptable, et il doutait de pouvoir trouver un marchand au village à qui en acheter un. Il prit les cinq pièces d’or qu’il avait emportées au marché, et les déposa sur la paume de la jeune fille. « C’est tout ce que j’ai. Ce n’est pas grand-chose, comme cadeau, mais je veux que tu reçoives quelque chose de moi, ce soir. » Demain il parcourrait les prés en quête des plus belles fleurs.

Les yeux d’Emily s’arrondirent de surprise, et un air horrifié se peignit sur son visage.

« Je ne peux pas accepter, Sam. C’est la moitié de ma dot. » Elle retourna une des pièces entre ses doigts. L’effigie gravée était celle du prince de Roland, un royaume qui n’existerait pas avant sept siècles. Elle saisit la main de Gwydion et l’ouvrit pour y reposer les pièces. « De plus, si je rentre à la maison avec tout ça, mes parents vont croire que j’ai fait quelque chose de très mal. »

Le visage du jeune homme vira au cramoisi, lorsqu’il comprit. Puis il lui vint une autre idée. Il fouilla de nouveau dans sa bourse et en extirpa une autre pièce, de cuivre cette fois-ci. Elle était petite et de forme étrange, à treize côtés, et il la lui mit dans la main. Puis il en sortit une autre, identique. « Pour autant que je sache, il n’y a que deux pièces comme celles-ci dans le monde entier. Elles n’ont pas vraiment de valeur, en dehors de celle-là. Mais elles ont un sens particulier pour moi. Je ne vois pas meilleure personne à qui en donner une. »

Elle s’octroya le temps d’observer la pièce. Puis elle sourit et serra Gwydion contre elle. « Merci, Sam. J’en prendrai grand soin. On ferait mieux de partir, maintenant. »

Il l’aida à se relever et lui passa la main dans le dos, pour retirer les brins d’herbe qui s’étaient accrochés à sa robe de velours. « Je regrette de ne pas avoir un plus beau cadeau pour toi. »

Ils se mirent à redescendre à flanc de colline, en direction du village et de la salle de bal.

« Tu ne pouvais me faire plus beau cadeau que celui que tu m’as fait ce soir. Tu es venu de si loin, en réponse à mon vœu. Que pourrais-je exiger de plus ? »

Il l’entoura de son bras. « Mais, c’est ton anniversaire.

— Tu veux vraiment me donner quelque chose d’extraordinaire ?

— Plus que tout, oui. »

Elle sourit, se glissa hors de ses bras et lui prit la main. « Alors raconte-moi les lieux où tu es allé, les choses fabuleuses que tu as vues, demanda-t-elle, les yeux brillants d’excitation. Dis-moi où nous irons ensuite, ce que nous verrons un jour.

— Eh bien, puisque tu n’as jamais vu l’océan, nous pourrions commencer par ces immenses navires qui nous feront voguer sur la grande Mer Centrale. »

Il lui décrivit les mâts, les gréements, les hamacs en filet tissé dans lesquels somnolaient les marins, le vaste port de Kesel Tai, où des bateaux des quatre coins du monde venaient chercher le commerce et la sagesse des Mages de la Mer. Il lui parla de Port Fallon, sur les rivages de ses propres terres, où se dressait un grand phare haut de trente mètres, illuminant la route pour les équipages égarés. Et pour finir il lui raconta le port lirin de Tallono, où l’on avait transformé la baie exposée et son mouillage ouvert en port protégé, grâce à l’aide d’une femme qui détenait la sagesse et la puissance des dragons.

Captivée, Emily l’écoutait avec ravissement, buvant ses paroles. Elle s’extirpa de sa rêverie seulement le temps de lui désigner la ferme familiale. C’était la grosse bâtisse qu’il avait aperçue depuis le sommet de la première colline. Suspendues au portail central, des lanternes de carrioles éclairaient l’entrée de leur lueur chaleureuse en signe de bienvenue.

Gwydion aurait pu lui raconter tant de choses – le fleuve si froid et si large que par endroits on entrevoyait à peine la rive opposée à travers l’épais brouillard matinal, et qui menait jusqu’aux terres du Gorllewinolo lirin, où elle pourrait rencontrer maints parents de la mère de Gwydion, et où elle serait la bienvenue, malgré son métissage.

Il aurait voulu lui parler de l’Oracle de Yarim, avec sa prophétesse démente, et de la magnifique cité de Sepulvarta, où les prêtres dirigeaient les temples et où le peuple répondait aux ordres du Patriarche. Et il aurait à coup sûr aimé lui décrire le Grand Arbre Banc, mais avant qu’il en eût l’occasion ils étaient de retour au village et approchaient de l’entrée de la salle de bal. Tandis qu’ils ralentissaient le pas, il se promit qu’un jour il lui montrerait toutes ces choses qu’elle voulait voir.

Lorsqu’ils arrivèrent à l’endroit où il l’avait surprise à se cacher, elle se tourna soudain vers lui alors qu’une pensée lui traversait l’esprit.

« Est-ce qu’on a un patronyme ? un nom de famille ? »

Gwydion sentit un frisson de plaisir le parcourir à l’idée qu’elle le partage, mais se trouva à court de mots pour lui expliquer pareille nomenclature. « Oui, en quelque sorte. C’est compliqué. Et mon nom lui-même est différent. Tu vois, quand je suis...

— Emmy, te voilà ! Où diable avais-tu disparu ? Justin est ici, et il te cherche partout, avec quelques autres. » Dans la voix de Ben perçaient soulagement et colère.

Emily ignora la question et entraîna Gwydion vers l’endroit où se tenait son frère. « Hé, Ben. Tu as aimé le bal ? Je te présente Sam. Sam, voici mon frère Ben. »

Gwydion tendit la main, et Ben observa le nouveau venu pendant quelques secondes, quittant un instant sa sœur des yeux. Il serra la main du jeune homme, puis se concentra de nouveau sur elle. « Tu vas y avoir droit, quand Père va le savoir.

— Savoir quoi ?

— Que tu n’as pas assisté au bal.

— Eh bien, tu peux être certain que j’y suis allée, au bal. J’ai même passé un moment merveilleux. »

La contrariété mit le feu aux joues de Ben. « Tu n’as pas dansé une seule fois, Emmy. Il y a tout un tas de gars très fâchés, à l’intérieur. »

Emily éclata de rire. « Bien sûr que si, j’ai dansé. Mais pas à l’intérieur. Tu m’as même vue. Allez, Ben... J’ai passé une très bonne soirée.

— Emmy ? » Cette voix-ci était plus grave et, en se retournant, Gwydion vit un garçon beaucoup plus âgé, qui se dirigeait vers eux d’un pas rapide. Il avait lui aussi la chevelure sombre, et une tête de plus qu’Emily. Elle courut vers lui et il la souleva du sol dans ses bras.

« Joyeux anniversaire, Laideron, dit-il en l’embrassant affectueusement sur la joue. Tu t’es bien amusée ? C’était bien, ce bal ?

— Le meilleur que j’aie jamais eu », répondit-elle avec un grand sourire.

Elle présenta à Gwydion son frère aîné, Justin, et ensemble ils rejoignirent la carriole dans laquelle il était venu la chercher.

Tandis que ses frères attachaient les chevaux, Emily se retourna vers le jeune homme.

« Merci, Sam, dit-elle d’une voix douce. À demain.

— À cinq heures pile. Joyeux anniversaire, Emily. Je penserai à toi à chaque seconde qui me séparera de l’instant où je te reverrai. » Elle lui déposa un baiser furtif sur la joue et courut jusqu’au chariot. La douleur sourdit en lui ; il ne savait pas quelle vérité recelaient les mots qu’il venait de prononcer.

« Je t’aime », lui lança-t-il lorsque les chevaux eurent démarré.

Elle porta la main à l’oreille, lui signifiant qu’elle n’avait pas entendu ce qu’il avait dit. Il regarda le chariot s’éloigner en grondant dans le noir, et la main d’Emily lui faire signe jusqu’à ce qu’elle disparaisse.

 

Le lendemain matin, Gwydion se leva avant l’aube avec les ouvriers agricoles et se prépara au travail en même temps que les autres hommes, torse nu dans la chaleur estivale. Il enveloppa son outre, sa dague et sa chemise dans sa cape, qu’il glissa sous la paillasse où il avait dormi.

C’est alors qu’il vit trois petites taches noires sur la doublure du vêtement. Il l’attrapa pour y regarder de plus près. Il s’agissait de trois gouttes de sang minuscules.

Gwydion se palpa le dos pour vérifier qu’il ne s’était pas blessé à son insu, mais ne trouva rien. Il replaça la cape sous le lit et s’attela aux corvées du jour. Comme il était nouveau, on lui confia des tâches parmi les plus faciles, mais aussi les plus salissantes, et c’est avec consternation qu’il vit son pantalon se couvrir d’une couche de crasse de plus en plus épaisse.

Lorsque les ouvriers s’accordèrent une pause au lever du soleil pour prendre leur petit déjeuner, Gwydion fit un tour dans les prés. Il aperçut un massif d’ancolies sauvages au milieu de nuées de cheveux de nymphe, et décida que ce serait là la fleur idéale à offrir à Emily pour son anniversaire. Puis il se rendit au puits et nettoya son pantalon avec un chiffon, espérant ainsi redevenir présentable. Il ne serait pas convenable de rencontrer le père de sa promise pour lui demander sa main en sentant le bouc à dix mètres ; ce n’est que bien des années plus tard qu’il se dit que l’odeur n’aurait pas paru étrangère à l’homme.

Dans l’espoir qu’il lui resterait au moins des miettes du petit déjeuner à se mettre sous la dent, il reprit la direction de la ferme. La chaleur montante lui faisait un peu tourner la tête et, en approchant de la galerie, il se sentit plus étourdi que jamais auparavant, dans son souvenir.

 

Meridion avait immobilisé la roue. Il vérifia une nouvelle fois le matériel, puis isola l’image et la décolla avec précaution de la trame délicate. Pendant un instant elle refusa de se détacher, et il eut un sourire stupéfait. On aurait dit que la force de volonté du jeune homme tentait de la maintenir en place. Il déplaça doucement le premier brin jusqu’à l’emplacement exact duquel il l’avait retiré, puis l’ajusta et lissa la trame de la main pour la ressouder. Il reprit ensuite son observation à travers la lentille.

 

Gwydion apparut à mi-chemin le long de la route de la forêt. Tout était exactement semblable à ce matin d’une fraîcheur presque douloureuse. Tout, sauf ses souvenirs.

Il fit volte-face sur la route. Le soleil montait dans le ciel, comme auparavant. Les oiseaux s’interpellaient dans le feuillage tout ruisselant de lumière. Lorsque la brise tiède vint caresser son torse nu, il sentit un frisson le parcourir. Hormis son état, tout était comme avant.

Une vague de panique traversa soudain Gwydion, et son cœur se mit à tambouriner alors qu’il parcourait le chemin ventre à terre, puis dans l’autre sens, cherchant le moindre indice prouvant qu’il n’était pas là où il le croyait. Il tendait les mains en l’air, essayant de se raccrocher à cette autre réalité, mais ses efforts ne réussirent qu’à brasser de l’air autour de lui et à soulever un peu de poussière de la route.

Son ventre se tordit de douleur tandis que toutes sortes de pensées lui traversaient l’esprit : avait-il eu une hallucination ? Était-il en train de devenir fou ? La première hypothèse le désespérait un peu moins que la seconde, mais il savait au fond de son cœur que ces événements s’étaient bel et bien produits. Jamais il n’aurait eu l’imagination assez fertile pour concevoir un être aussi fabuleux qu’Emily.

Emily. Il mesura ce qu’impliquait sa situation, et cette perspective lui brisa les jambes et secoua son estomac d’un frisson mauvais, comme une gangrène. Où était-elle ? Que lui était-il arrivé ? Il se rappela l’avoir mise en garde, s’ils devaient être séparés, et se remémora avec un pincement d’angoisse l’air confus qui avait accueilli cette remarque. Avait-elle compris ? Avait-elle saisi l’urgence de cet avertissement ? Avait-elle seulement survécu ?

Il chercha les affaires qu’il avait emportées, mais elles n’étaient plus là. Ni outre ni dague, ni chemise ni cape. Il manqua soudain d’air en repensant à sa cape, enroulée autour de ses effets personnels et glissée sous ce lit, et il sentit son sang se glacer en comprenant ce qu’étaient ces taches de sang. Ils avaient fait l’amour sur cette cape, et ce sang devait être celui d’Emily, le signe de la perte de leur virginité, la consommation de ce qui ressemblait tant à un mariage.

Le désespoir s’insinua en lui dès qu’il posa les mains sur ses poches, puis très vite le calme revint. Il enfonça la main et ressortit sa bourse, le seul de ses biens qu’il n’avait pas laissé dans la resserre.

Les mains tremblantes, il dénoua le lien de cuir et glissa une main craintive dans le petit sac. Un sourire se dessina sur ses lèvres lorsque ses doigts l’effleurèrent, tapi dans un pli du cuir. Il sortit le minuscule objet avec beaucoup de précaution. C’était le bouton qu’elle lui avait donné, la nuit précédente. La preuve de sa santé mentale, la preuve que ses souvenirs n’étaient pas de vulgaires hallucinations.

Il poussa un profond soupir, et une tristesse insondable le submergea. Il repensa à sa cape, et à ses autres affaires, et à la remise, à la ferme, tout cela réduit en cendres depuis des siècles, des cendres dispersées dans l’océan de l’autre côté du monde, où se trouvait le tombeau de l’Île. L’idée que la douce brise marine portait aussi ses cendres à elle n’était pas même envisageable. Gwydion savait qu’elle suffirait à lui faire perdre l’esprit pour de bon.

Son père saurait quoi faire. Elle avait sans doute survécu, elle avait réussi à retrouver les meneurs des réfugiés cymriens dont il lui avait parlé au Patchwork. Elle avait dû faire la traversée sur l’un des grands navires. Le cœur de Gwydion bondit à l’idée que c’était ce qu’elle avait fait car ç’aurait été sa première occasion de voguer sur l’océan qu’elle voulait désespérément voir un jour.

Toutes les autres possibilités, terribles – qu’elle ait été tuée pendant la guerre, qu’elle ait réchappé à la guerre mais qu’elle ait péri avant le départ des Cymriens, qu’elle ait réussi à embarquer sur l’un des navires mais n’ait pas survécu au voyage qui avait pris tant de vies, ou bien qu’elle ait débarqué et soit morte ensuite... Toutes ces pensées furent reléguées dans une pièce verrouillée au fond de son esprit. La première chose à faire, c’était de rentrer voir son père. Son père saurait où la trouver.

Gwydion fit demi-tour et reprit le chemin de la maison. Le jour avait perdu de son éclat ; à ses yeux du moins, des nuages noirs de mauvais augure déferlaient dans le ciel. Il fit cinq pas avant d’être enfin terrassé par le sentiment de deuil et se retrouva à terre, le visage dans la poussière, comme la veille encore. Un sanglot irrépressible monta du fond de sa gorge, un hurlement de douleur qui terrorisa tous les animaux sauvages à plusieurs kilomètres alentour. Puis il baissa la tête au-dessus de la poussière de la route, et il pleura.

 

Emily profita du prétexte de son anniversaire pour se soustraire à ses corvées du jour et dormit au-delà du lever du soleil. Des rêves doux et intenses la visitèrent. Elle se trouvait au milieu d’une scène particulièrement poignante lorsqu’elle sentit, plus qu’elle l’entendit, un cri strident et déchirant.

Nooooooooooooooooooooon.

Elle se redressa en sursaut sur son lit, tremblante. La lumière du soleil se déversait à travers les rideaux et les oiseaux chantaient. C’était une journée radieuse. Elle se frotta les bras pour dissiper cette frayeur intense qui l’avait enveloppée comme une brume placée.

Le souvenir de Sam et de la nuit précédente lui colora les joues, et son pressentiment s’évanouit comme un mauvais rêve. Elle sauta du lit en chantonnant, et fit quelques pas de valse dans sa chemise de nuit de mousseline blanche en comptant les secondes qui le séparaient encore de lui.

La journée s’étira en longueur. Emily s’occupa en aidant sa mère à préparer le dîner. Elle lui raconta certains détails de son histoire. A mesure que le soir approchait, elle sentit l’excitation la gagner, jusqu’à ce que son père lui fasse remarquer que, si elle continuait à s’égayer de la sorte, elle pourrait éclairer toute l’allée d’arrivée.

Lorsque ce fut l’heure du rendez-vous, Emily resta assise à côté de la fenêtre, dans son plus beau corsage blanc et sa jupe de drap rose, à observer le chemin d’un œil brillant. L’heure du dîner passa elle aussi, et le succulent repas préparé avec attention avait refroidi depuis longtemps lorsque sa mère l’écarta doucement de la fenêtre pour la faire manger. Le repas fut expédié dans un silence attristé. Le regard d’Emily anéantissait tout espoir d’une conversation guillerette.

Après le souper, ses parents et ses frères lui offrirent ses cadeaux, qu’elle accueillit avec le plus beau des sourires et les remerciements les plus sincères possibles, bien qu’elle n’eût pas le cœur aux réjouissances. Tandis que la nuit se faisait plus noire, elle retourna s’asseoir près de la fenêtre, certaine au fond de son cœur qu’il finirait par venir.

Enfin, longtemps après minuit, son père vint la prendre gentiment par le bras et suggéra qu’elle avait besoin de sommeil. Emily hocha la tête et se dirigea vers les escaliers comme un automate. Elle s’arrêta après quelques marches et se retourna vers ses parents ; la vision de la tristesse peinte sur leur visage la tira un instant de sa transe. Elle savait combien ils souffraient pour elle, et elle ne supportait pas cette idée.

Elle leur adressa le sourire le plus éclatant qu’elle réussit à trouver en elle, et arma sa voix de confiance. « Ne te tracasse pas, Père. Il y aura des tas d’autres garçons à la tombola dont je pourrai tomber amoureuse. »

Elle les vit pousser tous deux un soupir de soulagement, et l’inquiétude s’évanouit du regard de sa mère.

« Tu as raison, ma chérie. Il y en aura des tas. »

Elle leur envoya un baiser et reprit son ascension. Elle garda la fin de sa phrase pour elle-même.

« Mais ça n’arrivera pas. »

 

Des années plus tard, après une quête sans succès, Emily croisa un certain MacQuieth, l’une des personnes que le garçon avait mentionnées, ce soir-là, au Patchwork. Cette rencontre fut une coïncidence, dans les rues d’une immense ville, et bien qu’il fût un guerrier de grande renommée, et elle personne, elle prit son courage à deux mains et lui demanda s’il connaissait le garçon. MacQuieth parut d’abord importuné, puis s’adoucit en voyant le regard d’espoir intense dans les yeux de la jeune femme, un regard qui trahissait une âme s’accrochant à ses dernières bribes de foi en la vie.

« Je suis sincèrement désolé, dit-il en grimaçant devant l’effet que ses paroles produisaient sur cette jeune personne. Mais je n’ai jamais rencontré personne qui ressemble à cela, ni entendu prononcer ces noms avant aujourd’hui. »

Et le guerrier resta debout là, sans doute distrait de sa tâche pour la seule et unique fois de sa vie, à la regarder s’éloigner et regagner l’anonymat, la tête un peu plus basse que quelques minutes plus tôt. MacQuieth n’avait pas le don de prescience, pourtant même lui savait qu’il avait sous les yeux une âme humaine que toute vie était en train de quitter, absorbée par la multitude de la populace, entamant sa descente dans l’existence insignifiante de ceux qui comptent les jours jusqu’à ce que la mort vienne les libérer.

 

Gwydion attendit la réponse de la Prophétesse avec autant de patience que possible, mais nul n’aurait pu se méprendre sur son désespoir et sa douleur. Que la Prophétesse soit aussi sa grand-mère ne pouvait qu’aider, se disait-il.

Anwyn observa son visage, une profonde curiosité dans ses yeux d’un bleu fulgurant, plus encore que ceux de Gwydion. Comment son petit-fils avait pu échapper à cette nature stoïque innée dans toute la famille, voilà qui suscitait un très grand intérêt chez elle. Bien que son don lui permît d’arpenter le royaume du Passé, elle ressentit assez d’ondes de l’Avenir pour savoir qu’un jour Gwydion serait un homme puissant, comme l’avaient été tous les hommes de la famille. Lui seul serait susceptible de rendre à cette lignée sa gloire dynastique. Ce qui faisait de lui un atout de taille, qu’il fallait garder sous contrôle.

« Mon âme sœur », avait-il insisté, la voix brisée. « J’en suis certain, Grand-Mère. Je t’en prie. »

L’eau qu’elle voyait scintiller dans ses yeux venait de toute évidence d’une source très profonde en lui. L’Œil-Clair s’était probablement évaporé depuis longtemps avant qu’il ait eu l’idée de venir la consulter. Anwyn n’en voyait pas même trace, pourtant elle demeurait certaine qu’on s’en était servi sur lui.

Quant à savoir qui, c’était une autre affaire. La formule de l’élixir avait disparu au fond des eaux en même temps que Serendair, mille ans plus tôt. Et bien qu’elle puisse donner une partie de la réponse à sa question, certains des événements décrits par Gwydion – les yeux qui piquaient, cette transportation dans le Temps même – se dissimulaient à sa vue, perdus dans le passé. Anwyn secoua la tête pour éloigner cette pensée troublante et se concentra de nouveau sur son petit-fils tout tremblant.

Il avait couru d’énormes risques pour venir la voir là-haut, bravant la morsure du vent qui hurlait sa fureur jusque dans les murailles de pierre de son immense château, perché sur un à-pic isolé des pâles montagnes septentrionales. Il avait toujours les mains en sang de s’être agrippé aux rochers au cours de cette glaciale ascension jusqu’à la tanière d’Anwyn. Il semblait très désireux de la voir, et elle recevait si peu de visites, surtout ces temps-ci. Malgré la préoccupation et le désespoir du jeune homme, c’était bon d’avoir à nouveau de la compagnie, surtout la compagnie de quelqu’un qui pourrait un jour lui être utile.

Elle songea à sa question, puis adopta soudain une attitude distante tandis qu’elle mesurait les implications de ce qu’elle était sur le point de lui révéler. Il fallait bien trouver la manière appropriée de lui annoncer cette nouvelle. Elle lui prit les mains dans les siennes et enveloppa ses jointures ensanglantées dans un tissu doux. En parlant, elle arborait un sourire presque triste.

« Elle n’a pas débarqué – elle n’est pas venue. Je suis désolée, mon enfant. Elle n’a pas posé le pied sur ces terres, et pas à Manosse non plus. Si elle était lirin, les étoiles de cette terre l’aurait reconnue n’importe où sous leur ciel, et elles ne l’ont pas vue. Elle n’est allée sur aucune autre terre. Et elle ne faisait pas partie de ceux qui ont quitté l’Île sur les navires, avant sa destruction.

— En es-tu certaine ? Il doit y avoir une erreur. Je t’en prie, Grand-Mère, regarde encore. Tu es sûre qu’elle n’a pas dévié de son cap, avec la Seconde Flotte ? »

Anwyn dissimula son sourire et retourna auprès de l’autel sur lequel reposait la lunette ternie. C’était le deuxième objet le plus ancien de tout ce pays, l’instrument médiumnique dont son père avait fait usage pour voir cette terre, bien longtemps auparavant. Elle s’en saisit et le maintint en l’air un instant, gagnée par la chaleur de sa puissance. Puis elle se dirigea vers la grande fenêtre qui donnait sur la mer à plus de mille milles, et porta de nouveau la lunette à son œil. Elle scruta l’horizon pendant un long moment, puis se retourna vers son petit-fils, mort d’inquiétude.

« Eh bien, mon enfant, je suis désolée de te décevoir, mais personne de ce nom ou répondant à cette description ne fait partie de ceux qui ont quitté l’Île à bord des navires, avant sa destruction. Elle n’a pas débarqué. Elle n’est pas venue. »

Anwyn le vit s’écrouler au sol, accablé par le poids de cette nouvelle et par la sentence qu’elle impliquait, le corps secoué par la force des sanglots. Elle pivota lentement vers l’autel, où elle reposa l’instrument, le sourire aux lèvres.

« Eh bien, à présent, que dirais-tu de déjeuner ? »

Rhapsody, Première Partie
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